Au-delà de l’horreur que la guerre inspire en voyant la population ukrainienne martyrisée et son pays détruit, les retombées économiques frappent directement les agricultrices et agriculteurs français et européens. L’embargo bloque les exportations vers la Russie tandis que la montée vertigineuse du prix du pétrole, du gaz et des engrais touche la majorité des agriculteurs en ce début de printemps où ils travaillent le sol, ensemencent et fertilisent. De même, les céréales utilisées largement pour nourrir les animaux voient leur prix s’envoler, ce qui met en péril les exploitations d’élevage . Cette crise s’ajoute à d’autres, au point qu’on a l’impression d’une crise permanente pour bon nombre de producteurs coincés dans ce que les économistes appellent le ciseau des prix : baisse continue du prix des produits agricoles sur le long terme, hausse continue des intrants. Pour y faire face, la solution prônée par le discours dominant est de produire plus : mettre les jachères en culture, augmenter les rendements, rationaliser, intensifier… Folie !
Sortir de la dépendance
La crise met en évidence la dépendance de notre agriculture aux aléas du marché mondial, importations et exportations, aux énergies fossiles, aux engrais, aux matières plastiques, aux transports. On peut y ajouter la dépendance à l’égard des pesticides, des semences sélectionnées, de la génétique animale, des antibiotiques, du matériel sophistiqué. Robotique, numérique et génétique sont, paraît-il, pour nos dirigeants, les trois piliers de l’avenir agricole, pour ne pas dire chimie. Folie !
Au lieu de foncer toujours plus vite à faire toujours plus de la même chose, la crise, à la croisée des chemins, n’est-elle pas le moment crucial et potentiellement fécond de la prise de conscience, de la réflexion et de la remise en cause du système ? Pour nous en dissuader, nos dirigeants qui n’apprécient pas les gens qui pensent autrement qu’eux brandissent le spectre d’un retour à l’agriculture du XIXe siècle qui ne pourrait pas nourrir la population ni permettre des actions de solidarité . Peur de la famine et refus de l’égoïsme, deux leviers puissants pour marquer les esprits. L’agriculture française, résolument exportatrice, cocorico, n’a-t-elle pas en effet pour vocation de nourrir le monde ? Peu importe si cette politique, depuis des dizaines d’années décourage durablement et, peut-être irrémédiablement, les paysans des pays du Sud et contribue à la déforestation de l’Amazonie ! On perçoit clairement derrière ces propos l’influence des puissants lobbys de l’industrie chimique, de l’agroalimentaire et de l’agriculture conventionnelle. Folie !
Et la nature ?
Si le phénomène conjoncturel désastreux qui nous frappe à l’occasion de cette guerre subite est tout à coup mis en avant, ne perdons pas de vue que la crise principale est d’ordre écologique ; et celle-là, moins spectaculaire, dure depuis longtemps et continuera quand les canons se seront tus, les morts enterrés, les gravats déblayés, les douloureux traumatismes personnels enfouis dans le silence de la sphère privée et que le gaz de schiste américain aura remplacé le gaz russe. La nature blessée sera juste un peu plus dégradée encore. Gaz à effet de serre, fonte des glaces et montée des eaux sont des phénomènes un peu abstraits (malheureusement) pour la plupart d’entre nous. Hausse des températures, sécheresses estivales, incendies, inondations dévastatrices, violence des tempêtes, pollution de l’air sont déjà plus sensibles. Plus proche encore mais moins spectaculaire, la dégradation des sols et la chute de la biodiversité. Qu’importe, dit-on, puisque la chimie, les OGM, la mécanique, les drones, l’informatique, le GPS, la précision des robots, en un mot, le progrès technique, permettent de produire toujours plus et nous sauvent de la pénurie, tandis que les échanges internationaux protègeraient l’humanité de la famine, même si plus d’un milliard d’êtres humains souffrent de malnutrition. Folie !
Le progrès, vraiment, indéfini, créatif et salvateur ? Le progrès du toujours plus, le progrès au détriment des ressources pourtant limitées de la planète… peut-on encore y croire ? Car il s’agit bien d’une croyance, c’est-à-dire une certitude qu’on ne peut ni démontrer ni démonter puisqu’elle échappe à la raison.
Agriculteurs malmenés
Les agriculteurs, c’est douloureux pour eux, sont montrés du doigt parce qu’on retrouve des pesticides dans notre alimentation, des nitrates dans l’eau du robinet, des algues vertes sur les plages, parce que les produits standardisés ont perdu de leur saveur, parce qu’on voit dans les champs du matériel de plus en plus gros et coûteux attestant de leur « richesse », parce que les médias diffusent des témoignages de maltraitance animale révoltants qui nourrissent notre besoin de stimulations émotionnelles. Ils sont pourtant les premières victimes du système qu’ils contribuent à entretenir : fuite en avant, incertitude des cours, revenus en baisse, journées de travail à rallonge, fatigue et solitude, difficulté de transmission, risque accru de cancers dus aux pesticides, dépressions pouvant conduire au suicide, perte de sens, angoisse des annuités à rembourser, comme le montre le film Au nom de la terre .
Agriculteurs novateurs
Serions-nous donc tous des autruches, des somnambules plombés par l’ignorance et l’aveuglement ? Le cercle vicieux est-il inéluctable ? De nombreux paysans répondent non et le prouvent. Encore largement minoritaires et raillés, renvoyés à un passé que personne ne souhaite voir revenir, leur audience pourrait pourtant s’élargir à l’occasion de la crise actuelle. D’autant que la fabrication d’azote de synthèse à partir du gaz naturel produit une grande quantité de CO2. N’est-il pas temps en effet de retrouver du sens au métier, de l’autonomie et de la valeur ajoutée, redonner vie au sol, sauver la biodiversité, valoriser les ressources présentes sur place, diminuer les intrants, cesser de polluer, investir moins, rapprocher les consommateurs des producteurs, retrouver le sens du collectif, faire alliance avec la nature plutôt que la combattre (combat perdu d’avance) ? Tout n’est pas bon pour l’humain dans la nature, mais l’essentiel lui est favorable. Ces paysans novateurs et non passéistes ont exploré diverses voies, pour certaines depuis des dizaines d’années : agriculture biologique, agriculture de conservation ou de régénération, permaculture, biodynamie, agroforesterie, agroécologie, usage des plantes médicinales, pastoralisme, circuits courts, agriculture de groupe, magasins de producteurs, AMAP… La recette miracle n’existe pas ; il s’agit d’un mix où, dans chaque situation, l’agriculteur, seul ou en groupe, doit trouver la voie la plus adaptée, se former et adopter les pratiques adéquates. Il faut sans cesse expérimenter, contrôler, réfléchir, ajuster, discuter (utilité des réseaux sociaux), approfondir et perfectionner le système qu’on met en place, voire le modifier, sachant que les solutions d’aujourd’hui sont (peut-être) les problèmes de demain. Notamment à cause du réchauffement climatique et de l’évolution des saisons.
Éclairer le chemin
Parmi les experts compétents qu’il est utile d’écouter, citons Alain Peeters , ingénieur agronome et universitaire reconnu, vice-président de l’association européenne d’Agroécologie. Il est en lien avec des scientifiques et des praticiens de nombreux pays du monde. Il a lui-même une expérience internationale. Il ne joue pas les matamores ni les donneurs de leçons ; son enseignement est d’une grande clarté, sans cacher ses tâtonnements, toujours attentif aux questions et témoignages des agriculteurs (avertis) qu’il a en face de lui. Fin connaisseur du sol, il appuie son discours sur des bases scientifiques solides, enrichies de découvertes nouvelles, mais n’en reste pas là ; il enseigne, accompagne des agriculteurs et expérimente en outre lui-même ses préconisations sur deux exploitations de taille moyenne dont il participe directement à la conduite. Ses propositions répondent aux agriculteurs innovants qui rencontrent des difficultés : la bio peine à se passer des travaux intensifs et répétés du sol et des fongicides minéraux dans les vignes ; l’agriculture de conservation n’arrive guère à éviter les herbicides (glyphosate) ; tous ont du mal avec les limaces et les campagnols. Les rendements sont parfois décevants et en baisse, donnant des arguments aux cassandres qui nous font redouter la famine mondiale. Il s’agit de sujets très concrets auxquels l’agroécologie ouvre des voies (pas des solutions toutes faites), avec des succès étonnants, pas seulement dans les pays en voie de développement. Il est essentiel qu’on entende aujourd’hui ce message d’espoir fondé sur une description du réel et de ses potentialités, à rebours du discours dominant désespérant de paresse et de soumission conformiste.
Une approche globale systémique
Les informations ci-dessous concernent principalement les grandes cultures en zone de plaine, mais l’agroécologie concerne également tout autre système agricole ayant le sol pour support : viticulture, arboriculture, maraîchage, élevages de plein air, dans toutes les régions. Elle suggère de réintroduire l’élevage dans les exploitations de production végétale, mais cela peut se réaliser aussi par l’alliance locale d’un éleveur avec un cultivateur ou un producteur spécialisé.
Alain Peeters aborde l’exploitation agricole dans sa globalité complexe comme doit le faire, d’ailleurs, tout porteur de projet : l’humain (vie, travail, installation, emploi, partage collectif, réseau), le commercial, la structure (terre, bâtiments, équipements, organisation), l’environnement social, la biodiversité, le scientifique, l’économique, la technique, le sol, le bétail, l’esthétique (beauté des arbres, des oiseaux et des fleurs)… L’argent n’est pas la seule métrique des choses. L’approche est systémique et donc évolutive.
L’agroécologie en bref
De quoi s’agit-il ? L’agroécologie n’a pas de cahier des charges ni de modèle préétabli, ni même, pourrait-on dire, de doctrine à laquelle adhérer comme on entrerait en religion ; il s’agit d’un état d’esprit, allié de la nature, et d’un chemin de transformation continue dans lequel chaque agriculteur peut rentrer quel que soit, au départ, son système, et progresser, à condition néanmoins, s’il est en conventionnel, de changer de paradigme, ce qui implique une refonte complète du système. La philosophie, s’il y en a une, c’est la Vie, la vie des humains, des territoires, des collectifs, la vie du sol, de tout ce qui constitue la biodiversité animale et végétale, des animaux domestiques. Il s’agit de nous réveiller face au processus de destruction catastrophique de la planète, comme dit Edgar Morin, en agissant directement sur sa ferme et alentour tout en améliorant son niveau de vie, sa sécurité et ses relations de voisinage. Et dégager un revenu dès la première année. Y a du boulot pour la tête et les bras ! Mais qu’il est stimulant ce voyage, en se gardant toutefois, comme Ulysse, du chant des sirènes !
Nourrir les gens, mais pas seulement
De quoi les habitants, autour de nous ont-ils besoin ? Produisons d’abord pour le marché local. En outre l’agriculteur peut aussi faire autre chose que produire : transformer et vendre ses produits (plus rentable que seulement produire), stocker le carbone, entretenir le paysage, soutenir la biodiversité, enseigner la nature aux enfants, créer des emplois… toutes fonctions pour lesquelles il peut légitimement prétendre à un revenu.
Le sol, matrice du vivant
La vie du sol est passionnante autant que foisonnante, comme celle de nos intestins qui ont tant d’influence sur notre équilibre. La vie humaine et la vie bactérienne forment un tout : une communauté d’êtres vivants . L’agroécologie restaure la fertilité du sol ruinée par le labour, le tassement, la monoculture, l’usage de l’azote soluble et des pesticides. Le labour est (était) justifié par l’enfouissement des adventices, la destruction des rongeurs et des limaces. Or il a un effet désastreux sur la vie du sol (jusqu’à la désertification) ; les tenants de l’agriculture de conservation l’ont compris. En outre, il libère du CO2 dans l’atmosphère. Si on ne laboure plus, il faut toutefois trouver d’autres moyens d’étouffer les adventices : ne jamais laisser le sol nu (donc semer sous couvert), associer des cultures, autant que possible en plusieurs strates et choisir des espèces et variétés couvrantes, y compris des céréales à larges feuilles…
L’agroécologie instaure un système d’exploitation diversifié avec de la matière organique dans les sols qui atténue les risques de maladies des plantes cultivées et stocke le carbone (la M.O. contient 58 % de carbone) : environ 1 t/ha/an et même, pour les plus performants, 3 à 4 t/ha. Nourrir le sol avec du compost et de la végétation : la plante vivante biberonne les microorganismes symbiotiques du sol en continu. Les acteurs du sol, principalement bactéries, champignons, protozoaires, et vers de terre et aussi insectes comme les carabes (coléoptères) sont engagés dans une chaîne alimentaire complexe faite de symbioses et d’échanges. Un gramme de sol de forêt contient 4000 espèces de bactéries et un sol de culture vivant, davantage encore. Le vrai modèle de sol est celui de la prairie permanente ; les bactéries y sont nombreuses, plus nombreuses que les champignons (bons champignons).
Travail du sol, alerte ! : plus c’est profond, plus c’est mauvais. Ne pas descendre en dessous de 3 cm sauf avec des dents très fines quand il est nécessaire de l’aérer et de l’ameublir par vibrations, sans modifier les horizons du sol. Évitons déjà de le tasser.
Valoriser la biodiversité
La stratégie agroécologique vise à remplacer l’énergie fossile par les services rendus (gratuitement) par la biodiversité : apport d’azote par les bactéries des nodules des légumineuses (jusqu’à 300 à 400 kg N à l’ha et par an), prédation des ravageurs, neutralisation des adventices, atténuation des maladies cryptogamiques… Des bandes herbeuses et des haies y contribuent fortement ainsi que les cultures en dérobée après moisson, la prairie temporaire introduite dans les rotations. On investit dans la biodiversité à tous les niveaux : sol, paysage, parcellaire, espèces ; la nature aime la diversité, la complexité.
L’économie
On diminue drastiquement les coûts en n’achetant plus de fongicides ni d’herbicides ni d’engrais. Quant aux matériels coûteux comme le semoir à semis direct, on les achète en commun par exemple.
Faire de la marge en produisant de la qualité donne aussi du sens au métier : céréales panifiables pour l’alimentation humaine et non celle les animaux, viande à l’herbe (qu’il y aurait avantage à valoriser par un label, comme aux USA et en Angleterre), transformation des produits, et priorité aux circuits courts, créateurs d’emplois locaux. On arrive à une valeur ajoutée égale ou généralement supérieure à l’agriculture conventionnelle. En revanche, on ne peut pas rivaliser avec la production industrielle de porcs et volailles nourris avec des céréales et du soja qui devraient majoritairement nourrir les humains, sachant que les monogastriques peuvent tirer de l’herbe 30 à 50 % de leurs besoins alimentaires ; on l’avait oublié. Pour le reste, valorisons d’abord pour les porcs et volailles les sous-produits de l’alimentation humaine, les invendus, les restes des cantines.
Les études provenant de différents pays d’Europe indiquent que la performance économique de l’agroécologie est toujours supérieure (voire largement) au conventionnel. Elle libère l’agriculteur des cours mondiaux. En France, l’étude des CIVAM confirme cette tendance sur une période de 10 ans.
Les plantes
Une plante malade est une plante qui n’est pas dans des conditions optimales rappelle Alain Peeters. Donc un sol riche et équilibré en nutriments. Il faut enrichir le sol en microorganismes. C’est notamment la fonction du compost.
Changer le rapport de force entre adventices et plantes cultivées. Des plantes (cultures principales et couverts) peuvent gérer d’autres plantes (adventices). On alterne donc prairies temporaires, couverts et cultures principales. Jamais de ray-grass d’Italie (RGI) dans les mélanges fourragers parce qu’il risque de devenir envahissant dans les cultures ; quant au ray-grass anglais (RGA), il est affecté par le réchauffement climatique.
Alain Peeters pratique la technique du Biomax , couvert diversifié implanté directement après la moisson, deux ou trois fois dans une rotation, constitué par exemple d’une dizaine d’espèces appartenant à 7 familles botaniques . Les systèmes racinaires sont complémentaires ainsi que les parties aériennes qui captent l’énergie solaire, par ex. les plantes grimpantes comme la vesce s’accrochent aux tiges d’autres plantes, les légumineuses enrichissent le sol en azote. On a pu observer que plus il y a d’espèces végétales, plus il y a de microorganismes symbiotiques des cultures dans le sol, ce qui les protège des pathogènes, aide à l’absorption de l’eau et des éléments nutritifs par les plantes, améliore la structure du sol et favorise les populations de carabes (prédateurs de ravageurs) et des vers de terre. Deux mois plus tard (ou plus tard, au printemps), ce couvert dense peut être écrasé et étiré au rouleau « Faca » (éventuellement auto-construit) poussé à l’avant du tracteur, formant un mulch (paillage) au travers duquel on peut semer directement la récolte suivante, ici un méteil (triticale, avoine, pois). D’autres techniques existent aussi.
Oublions toutes les variétés modernes de blé et d’orge qui n’ont guère de racines et un maigre système foliaire. Choisissons des cultivars résistants et de haute qualité, des blés panifiables, des orges de brasserie. On enrobe les semences avec du thé de compost, des algues en poudre, de la mélasse, des microorganismes… Alain Peeters et alliés ont essayé des variétés anciennes, blanches ou cuivrées. Il y a aussi des blés récents sélectionnés en bio comme la variété Graziaro que des petits sélectionneurs en Allemagne, Autriche et Suisse proposent comme céréales de bonne qualité boulangère, à paille haute. Ils s’intéressent aussi aux épeautres. Toutes ces espèces et variétés sont idéales pour les paysans boulangers et les artisans qui veulent satisfaire une clientèle en recherche de bon pain.
La culture de pommes de terre peut se faire en petites buttes paillées avec du fourrage de prairie temporaire (2 ha de fourrage pour 1 ha de pommes de terre)
On réinvente un autre type d’agriculture ; c’est la première fois dans l’histoire qu’on développe des systèmes qui ne détruisent pas la fertilité des sols !
Le parcellaire
L’adoption de systèmes agroécologiques suppose, entre autres souvent, de modifier le parcellaire. Pour amener les alliés des cultures au plus près, Alain Peeters divise le champ en bandes de 60 m de largeur séparées par des bandes herbeuses de 3 m. Des haies et des arbres sont plantés en périphérie avec une grande variété d’espèces. On peut aussi creuser des mares ici et là, en particulier en maraîchage.
Tous les éléments du système sont connectés : des plantes remplacent les herbicides en étouffant les adventices, des insectes (syrphes, coccinelles, chrysopes…) remplacent les insecticides, d’autres (carabes) détruisent les limaces, la vie du sol remplace les fongicides. Autour des champs, les haies, à tailler régulièrement à 2-3 m de hauteur, riches de plus de vingt espèces, fleurissant de janvier à juillet, servent aux pollinisateurs ; les fruits nourrissent les oiseaux qui reviennent en nombre ; le sureau attire les pucerons et donc leurs prédateurs. En prairies, les haies peuvent être beaucoup plus hautes. Les grands arbres servent aux rapaces indispensables à la lutte contre les petits rongeurs. On combine ainsi à l’infini les bois, les fleurs, les fruits, les oiseaux, les insectes…
Les prairies pour la rotation des cultures et le bétail
Considérées comme un des piliers du système agroécologique, les prairies temporaires permettent de restaurer la fertilité du sol, séquestrer le carbone dans le sol, stimuler la vie du sol, contrôler les adventices, fixer l’azote de l’air. Elles produisent du fourrage valorisé par l’élevage de la ferme ou d’un voisin. Il faut réassocier culture et élevage ; en plus, c’est créateur d’emploi.
On reproche aux ruminants, surtout aux bovins, d’émettre du méthane (gaz à effet de serre) par la rumination. On oublie que la vie est un système, que l’élevage à l’herbe valorise les prairies (donc le stockage du CO2), les haies, la biodiversité. En revanche, l’élevage de monogastriques nourrit les animaux aux céréales nécessaires aux humains (on s’en rend compte avec la guerre en Ukraine) et au soja pour lesquels on détruit dramatiquement la forêt et la savane brésiliennes. Le problème n’est pas la vache mais la façon dont on l’élève et la nourrit (maïs-soja) ; le problème, c’est la charrue. Pour développer des systèmes durables (= viables, vivables, respectueux de l’environnement), on a besoin des ruminants. Il faut proportionnellement plus de ruminants, partout, moins de monogastriques et nourrir toutes les espèces à l’herbe. C’est l’aliment le plus adapté aux ruminants. La Nouvelle Zélande est championne de la valorisation de l’herbe et du moindre coût ; regardons ses pratiques. Si l’herbe pâturée coûte 1, l’herbe conservée coûte 2 et le concentré coûtait 4 avant la hausse de ces dernières semaines.
Grâce à des mélanges adaptés, on peut allonger la période de pâturage d’environ 15 jours au printemps, deux mois en été et trois mois en automne. La prairie permanente est évidemment la moins chère ; on peut y pratiquer du sursemis si nécessaire, par ex. de trèfle blanc début septembre .
Prairies temporaires : le mélange doit être adapté au terroir, graminées-légumineuses qui persistent trois ans ou mélanges de type suisse. On s’intéresse aussi aux nouveaux couverts : plantain et chicorée, …
Le pâturage doit être tournant : une nouvelle parcelle tous les jours ou tous les deux à trois jours, voire chaque demi-journée si le sol n’est pas très portant. Pour l’hiver, il faut arriver à conserver de l’herbe de qualité ; l’ensilage d’herbe préfanée, le foin séché dans de bonnes conditions météorologiques et le séchage du foin en grange le permettent.
Les rotations
Elles sont assez longues puisque le cycle intègre 2 ou 3 ans de prairie temporaire, et des cultures annuelles (céréales suivies d’un Biomax en dérobée, méteil (par ex. triticale-pois, colza, chanvre…). À adapter à chaque terroir.
Le bétail
Pour valoriser l’herbe, choisir l’espèce animale (ou les espèces, car mieux vaut les mélanger) adaptée au terroir, et des races bovines plutôt rustiques capables de produire 4000 à 6000 L de lait/an à l’herbe et de vêler dehors. Grouper les mises-bas au moment de la pousse de l’herbe. Préférer des races mixtes : normande, montbéliarde… des croisements, par ex. avec la jersey, mais aussi, plus tournées en viande : aberdeen-angus, aubrac, salers… Il y a beaucoup de races adaptées en Espagne et en Italie. La viande à l’herbe est plus saine pour le consommateur ; faisons-le savoir !
En ce qui concerne les volailles, on peut lire et écouter avec intérêt l’agriculteur et auteur américain Joel Salatin, très charismatique et actif sur l’Internet.
Les bâtiments
Les animaux sont beaucoup mieux dehors qu’enfermés dans des bâtiments, à condition d’être bien nourris, d’avoir de l’eau et de quoi s’abriter en cas de tempête de neige : un bois, et un espace au sec pour éviter de détruire les prairies et de piétiner dans la boue. Faute d’étable, on peut, à l’instar des Néozélandais, aménager une plateforme d’hivernage, non pas en béton mais creuser une excavation d’un mètre de profondeur tapissée d’un film plastique, d’un feutre, d’un drainage au fond vers une lagune, excavation remplie avec 50 cm de cailloux et 50 cm de copeaux de bois (Ø 7), fil électrique autour. 10 à 15 m2/animal. Pour accorder ce dispositif à la réglementation, une autorisation est nécessaire ; les Irlandais ont mis au point un dossier adapté.
Quelle trajectoire de changement pour les agriculteurs ?
Puisque l’agroécologie réinvente un autre type d’agriculture, les agriculteurs conventionnels qui veulent s’y engager (ils auraient tort de s’en priver) ont le choix entre plusieurs trajectoires plus ou moins radicales et difficiles à réaliser, en y intégrant la recherche de valeur ajoutée pour valoriser la qualité nouvelle obtenue : • Conventionnel -> agriculture de conservation -> agroécologie • Conventionnel -> bio avec, puis sans labour -> agroécologie • Conventionnel -> agroécologie (cette trajectoire directe nécessite un accompagnement)
On peut intégrer l’élevage à différents stades de la transformation, pour valoriser l’introduction des prairies temporaires.
En conclusion : développer l’agroécologie pour les agriculteurs, la société, l’environnement
On ne se lance pas dans l’agroécologie sans préparation. C’est une pratique nécessitant des connaissances variées, de la curiosité, un réseau, un outillage spécialisé, de la créativité et une certaine capacité à affronter la pression sociale de l’entourage. Elle favorise l’installation de jeunes sur des mini fermes de 1 à 4 ha mais elle est tout aussi adaptée aux exploitations de grande taille et aux ceintures alimentaires périurbaines. Elle nourrit les gens avec des aliments sains et savoureux, recrée des emplois dans le monde rural, vivifie les territoires et les sols, développe l’autonomie alimentaire et protège l’environnement. Une perspective pleine de promesses en ces temps où l’on a tant besoin de voies nouvelles et éprouvées pour sortir des crises qui nous assaillent.
Yves Le Guay (article relu et complété par Alain Peeters)
Auteur de :
* Vivre et travailler en équipe, un GAEC sur le vif – Éd France Agricole - 2015
* Coaching d’équipe dans les petites organisations pour renforcer leur structure et leur dynamique – Agrilearn Éditions - 2019
* 10 clés Vivre heureux à la ferme et ailleurs – Éd France Agricole - 2020
* 10 clés Employer des salariés sereinement – Éd France Agricole - À paraître 2022 avec Émilie Callot.
* Une centaine de vidéos consacrées aux relations humaines à la ferme et dans les magasins de producteurs - Agrilearn Éditions – 2016-2019.