Engrais, déchets et révolutions : l’étonnante histoire de nos intrants

Entre excréments recyclés, guano du Pérou et engrais chimiques, l’agriculture a bâti sa modernité… et ses défis écologiques.

« La science, après avoir longtemps tâtonné, sait aujourd’hui que le plus fécondant et le plus efficace des engrais, c’est l’engrais humain. […]

Ces tas d’ordures du coin des bornes, ces tombereaux de boue cahotés la nuit dans les rues, ces affreux tonneaux de la voirie, ces fétides écoulements de fange souterraine que le pavé vous cache, savez-vous ce que c’est ? C’est de la prairie en fleur, c’est de l’herbe verte, c’est du serpolet et du thym et de la sauge, c’est du gibier, c’est du bétail, c’est le mugissement satisfait des grands bœufs le soir, c’est du foin parfumé, c’est du blé doré, c’est du pain sur votre table, c’est du sang chaud dans vos veines, c’est de la santé, c’est de la joie, c’est de la vie. » Victor Hugo. Les Misérables, 5ème partie (Jean Valjean), livre 2ème, ch. 1. 1862

Utiliser nos excréments comme engrais, voilà bien un combat méconnu de notre grand poète ! Bien documenté, Hugo suivait ainsi les idées du chimiste et agronome français Pierre-Paul Dehérain (1830-1902), alors professeur à l’école d’agriculture de Grignon (école devenue aujourd’hui AgroParis Tech). L’objectif est double : trouver une alternative au fumier animal, et détourner ces « fétides écoulements » du fleuve (en l’occurrence la Seine) où ils se jettent. En effet, l’on commence à avoir de sérieux doute sur la responsabilité de cette eau fluviale polluée dans les nombreuses épidémies de choléra de ce siècle (car on la boit parfois cette eau, faute de mieux). Le tout-à-l’égout ne s’imposant à Paris (par obligation légale) qu’à partir de 1894, de nombreuses fosses d’aisances (à ne pas confondre avec les fosses septiques) jalonnent la capitale, fosses vidangées plus ou moins discrètement, toujours de nuit (« ces tombereaux de boue cahotés la nuit dans les rues »). Une fuite dans l’une de ces cavités, et voilà l’eau des nappes phréatiques et des puits environnants dangereusement contaminée. Notez que le contenu desséché de ces fosses pouvait être transformé en engrais sous le nom de « poudrette », mais cet amendement était toutefois peu prisé des agriculteurs car donnant un mauvais goût aux produits [https://fr.wikipedia.org/wiki/Poudrette].

Celui qui va répondre le mieux aux ambitions d’Hugo est un ingénieur de la ville de Paris nommé Alfred Durand-Claye (1841-1888). Il décide d’appliquer à partir de 1869 la « méthode flamande » d’irrigation des terres agricoles par les eaux d’égout (celles qui sortent du réseau parisien donc). Gennevilliers et sa plaine sableuse délimitée par la Seine (on la nomme aussi « presqu’île de Gennevilliers ») sont choisis pour cette expérimentation. Le petit village d’à peu près 2000 âmes, où l’on « trouve dans ses environs de jolies maisons, des sites agréables, des promenades variées » (comme l’écrit Julien de Gaulle, grand-père du Général, dans sa « Nouvelle histoire de Paris et de ses environs », publiée en 1841), est alors un lieu prisé des peintres impressionnistes (Gustave Caillebotte en particulier, qui y acheta une propriété champêtre en bord de Seine au Petit-Gennevilliers, avec son potager, un beau jardin fleuri, et une serre où il cultivait des orchidées ; il y mourut en 1894 à l’âge de 45 ans). Mais de cela, notre ingénieur doit peu se soucier. Si la surface d’épandage n’est que de six hectares à ses débuts, elle passe à 422 hectares en 1880 : la culture des légumes en profite pleinement, leur production explose et s’écoule bientôt sur les étalages parisiens (la boucle est bouclée pour ainsi dire…). En souvenir de cette époque bénie, la commune laissera même son nom à une variété légumière, le fameux poireau de Gennevilliers.

Époque bénie, enfin pas pour tout le monde, car si les maraichers se frottent les mains, les riverains se bouchent le nez ! Et ils se plaignent rapidement de divers maux (fièvres intermittentes, dysenterie…) poussant des médecins à discuter de la salubrité de l’opération. Consulté, Pasteur lui-même affirme en 1880 « il y aura des milliers de germes qui s’accumuleront sans cesse et qui pourront être la cause des maladies les plus graves » [https://www.cairn.info/revue-histoire-urbaine-2005-3-page-65.htm]. Ce qui n’empêchera pas l’épandage de se poursuivre à Gennevilliers jusqu’en 1964 [https://books.openedition.org/pur/111314?lang=fr]. Entretemps, « Gadoue-ville », comme on l’a surnommée durant cette période d’irrigation massive, est devenue une ville industrielle, où usines et zones urbaines ont remplacé les champs cultivés.

En 1964, nous sommes en plein dans les « Trente Glorieuses », croissance économique rime avec élévation du niveau de vie et hausse de la population. À la faveur d’une immigration de travail d’origine étrangère et d’une augmentation des naissances (c’est le bien connu baby-boom), le nombre d’habitants de Gennevilliers va tout simplement doubler entre 1946 et 1975 pour atteindre le seuil des 50 000 (non dépassé depuis). Pour loger tout ce petit monde, une grande barre HLM de 350 mètres de longueur comprenant 568 logements sur onze étages vient juste de sortir de terre l’année précédente, remplaçant un champ de blé dont les épis remuaient encore sous l’effet du vent il y a peu. Son nom ? Je vous le donne en mille (Émile) : la barre Victor-Hugo !! [https://gennevilliershabitat.fr/non-classe/60-ans-victor-hugo-tient-bon-la-barre/] Ces appartements offrent un confort alors inconnu de bien des français : une salle de bain digne de ce nom et des toilettes dans le logement (et non sur le palier de l’immeuble ou au fond du jardin).

Avec un accroissement conséquent de la population et une diminution des surfaces agricoles, l’équation alimentaire semble difficile à résoudre. La solution ? L’utilisation massive d’engrais chimiques et autres produits phytosanitaires. Avec la mécanisation, ils permettent le développement d’une agriculture intensive qui, non contente de nourrir les français (l’autosuffisance alimentaire est atteinte en 1960), va bientôt permettre à la France de devenir le deuxième exportateur mondial de produits agricoles. À ce propos, l’on ne peut pas passer sous silence le nom d’un chimiste allemand du XIXème siècle : Justus Liebig (1803-1873, titré baron von Liebig en 1845). Jean-Louis Dumas, dans son article « Liebig et son empreinte sur l’agronomie moderne », publié dans « La revue d’histoire des sciences » en 1965, a montré comment Justus von Liebig a influencé l’usage des engrais : « En précisant les principales données de l’alimentation minérale des plantes, et en les présentant sous forme de lois permettant dans la pratique le développement des engrais, Liebig a rompu le circuit fermé dans lequel évoluaient les matières minérales entre la terre, les plantes, les animaux, le fumier et la terre. Liebig a permis à l’usine-plante d’utiliser des matières minérales d’origine industrielle, et l’a libérée d’une servitude naturelle. […]

Dans la mesure où la révolution industrielle a été rendue possible par la libération de main d’œuvre terrienne, c’est d’abord l’engrais qui a permis l’édification du monde moderne. Sans engrais, le poids de la charge alimentaire pèserait très lourd sur les économies nationales des pays développés. » (c’est J.L Dumas qui souligne la phrase en gras) Apologie datée de l’usage des engrais chimiques ? Ou texte éclairant qui donne matière à réflexion ?... Si le nom de Liebig se rattache aujourd’hui à une marque française de soupe en brique (voilà pourquoi ce nom vous disait quelque chose !), notre chimiste-baron, de son vivant, commercialisa sous son nom un extrait de viande dont la fabrication mettait à profit les prémices de ce que l’on appelle aujourd’hui la mondialisation [https://www.youtube.com/watch?v=F8in04t7SoE].

La mondialisation se caractérise par le déploiement démesuré des échanges à travers la planète en utilisant, d’une part, des moyens de transport de plus en plus performant (en commençant par ceux à vapeur au XIXème siècle), et, d’autre part, en bénéficiant de la chute des barrières douanières. Ainsi, la politique commerciale européenne participe avec enthousiasme “au développement harmonieux du commerce mondial, à la suppression progressive des restrictions aux échanges internationaux et aux investissements étrangers directs, ainsi qu’à la réduction des barrières douanières et autres” (article 206 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, appelé aussi traité de Lisbonne, appliqué à partir de 2009. Vous savez, c’est la vraie-fausse Constitution européenne).

Mais c’est encore avec des bateaux à voile que, dès les années 1830, le guano du Pérou, riche en phosphates, est exporté en Europe, comme le sera plus tard le salpêtre (nitrate) du Chili. Des engrais alors d’origine naturel, puisque la production d’engrais chimique n’atteindra le stade industriel qu’à partir de 1913, avec la mise au point du procédé Haber-Bosch (qui permet de réaliser des engrais azotés à partir d’ammoniac de synthèse). Procédé qui vaudra à Fritz Haber (également inventeur du tristement célèbre gaz moutarde employé pendant la Première Guerre mondiale) de se voir décerner le prix Nobel de chimie en 1919…